Pour un droit au déréférencement mondial

12 janvier 2017

Tribune d’Isabelle Falque-Pierrotin publiée dans les pages Débats du Monde le 29 décembre 2016 

Wikipedia n’a pas toujours raison ! Il y a quelques semaines, le fondateur de Wikipedia, Jimmy Wales, tonnait dans les colonnes du Monde contre la France, et la CNIL en particulier, laquelle se serait rendue coupable d’atteinte à la liberté d’expression et, par ses positions, ouvrirait la porte aux dictatures de tous ordres pour réécrire l’histoire à leur façon.

Je fais partie des Français qui depuis 20 ans travaillent à ce que l’internet et le numérique soient un espace de liberté, de création et de droits ; comme tous les Français, Wikipédia fait partie de mon quotidien. Mais là, non, je crois que Jimmy Wales se trompe.

De quoi s’agit-il ?  Depuis un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 13 mai 2014, les personnes résidant en Europe, et donc protégées par le droit européen, peuvent demander le déréférencement de résultats sur un moteur de recherche, lorsqu’est effectuée une recherche sur la base de leur nom. Ce droit est aujourd’hui, si l’on en croit les chiffres de Google, plébiscité par les Européens.

Mais parallèlement, ces mêmes sociétés, ainsi que des acteurs de la société civile, se sont fortement mobilisés pour dénoncer avec virulence un droit à l’oubli perçu comme contraire au « droit de se souvenir » ou encore à la liberté d’expression, invoquant le risque de « suppression » d’évènements gênants pour des Gouvernements. L’exemple de l’ « Angolagate » décrit par la tribune de M. Wales est saisissant, mais il est heureusement faux. Il suffit de taper « Angolagate » ou Angola + le nom d’une personnalité politique citée par cet article pour qu’il sorte en tête de la liste des résultats de Google !

Donc tout ceci est excessif et passe sous silence l’énorme bénéfice de ce droit pour tous les individus de la société numérique.

Précisons d’abord que le droit au déréférencement n’est pas un droit nouveau. Il s’agit tout simplement de l’application du droit commun de la protection des données à un moteur de recherche. Tout Français peut, aujourd’hui, s’opposer pour un motif légitime à ce que ses données soient traitées par une entreprise, une administration ou une association. Il peut désormais le faire sur un moteur de recherche. S’en étonner revient à s’étonner que nos concitoyens aient des droits sur leurs données.

Le déréférencement n’a en outre absolument pas pour effet de faire « disparaître » l’information sur internet. Ni la Cour de justice, ni la CNIL, ni ses homologues, ne sont des censeurs du web ! L’unique portée de ce droit est de dé corréler un résultat de recherche du nom d’une personne. En d’autres termes, en tapant le nom de la personne, on ne retrouvera pas la page web déréférencée ; mais en tapant n’importe quel autre mot du texte, la page restera accessible.

Ce droit n’est pas non plus absolu : il n’est ouvert qu’à la personne citée par le résultat, et n’est pas possible si l’intérêt du public à avoir accès à l’information est prépondérant sur le droit à la vie privée de la personne. Ce qui est le cas lorsque celle-ci est une personne publique. C’est pour cette raison que plus de 70% des 900 plaintes adressées à la CNIL suite à un refus de déréférencement opposé par Google ont été rejetées depuis 2014.

Enfin, le déréférencement sur le fondement de la protection de la vie privée est statistiquement très faible. A titre de comparaison, les moteurs de recherche désindexent (cette fois sans aucune possibilité de les retrouver) chaque année des centaines de milliers de pages sur le fondement de la protection des droits d’auteur.

Le droit au déréférencement est donc un droit légitime mais restreint qui offre simplement à l’individu la possibilité de retrouver une certaine maitrise de sa vie numérique face à l’indexation systématique de tous les contenus qui se rapportent à lui.

Il ne reste en vérité qu’une question qui suscite un activisme inédit de la part de certains acteurs : c’est celle de la portée territoriale de ce droit. Si un résultat est déréférencé par Google, cela doit-il être limité aux seules « terminaisons » européennes du moteur de recherche (.fr, .co.uk, etc.), uniquement dans certains pays, ou cela doit-il s’appliquer, à l’ensemble du moteur ?

La CNIL a un désaccord de fond sur ces points avec la société Google, que les juridictions nationales et peut-être européennes trancheront en leur temps. La position de la CNIL est simple : à partir du moment où Google est installé en Europe et soumis au droit européen et qu’il se présente comme y offrant un service global, le résultat déréférencé doit l’être sur l’ensemble du moteur. A l’inverse, Google propose qu’un tel déréférencement global n’intervienne que si la recherche s’effectue à partir de la France. En d’autres termes, votre visibilité est effectivement modifiée mais seulement pour vos proches ou pour ceux qui habitent dans votre « territoire réputationnel » attendu ; en revanche, le contenu reste référencé si la recherche s’effectue à partir d’un territoire non français. Cela n’a pas de sens ! Le droit au déréférencement n’est pas un droit « à ne pas voir » localement que Google traite vos données ; c’est un droit à ce que Google ne traite pas certaines de vos données.  Retenir l’hypothèse inverse reviendrait à vider les droits des européens de leur substance et à considérer que la portée d’un droit fondamental est à géométrie variable, dépendant non de celui qui l’exerce mais de celui qui en regarde les résultats.

Ce raisonnement nous rend-t-il coupables d’un impérialisme juridique excessif, comme le soutiennent certains. Ceux-là mêmes qui pensent naturel que le seul droit californien s’applique aux utilisateurs européens de services produits par des géants du Net américains. Mais il n’y a pas d’impérialisme à soumettre à nos règles une entreprise étrangère venue sur notre marché. C’est une question basique de souveraineté, c’est-à-dire d’effectivité de la protection des droits. Ce droit au déréférencement n’est d’ailleurs ouvert qu’au bénéfice des seuls résidents européens ; il ne concerne pas un chinois en Chine ou un américain au Nevada.

Ni atteinte à la liberté d’expression, ni négation du droit au souvenir, le droit au déréférencement est un point d’équilibre, à l’ère numérique, entre la surexposition universelle et la protection de la vie privée. Dans ce monde à la mémoire inaltérable, c’est un chemin d’humanité. Car qui voudrait que, pour l’éternité, un mineur victime de cyberharcèlement ou une victime de revenge porn soient face aux messages qui en témoignent à partir d’une simple recherche sur leur nom  Des voix s’élèvent d’ailleurs dans différentes zones du globe pour revendiquer le bénéfice d’un même droit. La question est maintenant de savoir s’il ne convient pas qu’émerge un standard mondial sur le sujet. L’Europe peut, ici comme ailleurs, porter une conception d’avenir.